Une inconnue parisienne est la femme la plus embrassée au monde, c’est en tout cas ce que nous raconte Pierre Barthélémy sur son blog hébergé sur lemonde.fr…
C’est un drame anonyme qui devient légende, une mort qui sauve des vies. L’histoire d’une jeune femme qui restera à jamais sans nom ni prénom et passera à la postérité comme « l’inconnue de la Seine ». A la fin du XIXe siècle à Paris, la morgue, alors située sur l’île de la Cité, était un endroit très couru. Des centaines voire des milliers de personnes y défilaient chaque jour pour jouir d’un macabre spectacle, comme si l’endroit était une résurgence de feu le boulevard du Crime. Sur des tables inclinées de marbre noir, on exposait, séparés du public par une vitre, les cadavres non identifiés ramassés sur la voie publique ou repêchés dans la Seine. Avec l’espoir que quelqu’un les reconnaîtrait.
C’est là que, au cours des années 1880, termine le corps sans vie d’une femme trouvée dans le fleuve. Il ne porte pas de marque de violence et le médecin légiste conclut au suicide. La beauté et le sourire énigmatique de la jeune femme fascinent un employé des lieux au point qu’il réalise un masque mortuaire. Précisons tout de même qu’une autre version dit qu’il s’agissait du moulage effectué sur le visage d’une jeune modèle morte de la tuberculose en 1875. Quoi qu’il en soit, c’est la légende de la noyée au sourire de Joconde qui prend. Au point que les masques vont se vendre comme des petits pains.
Le masque de cette femme comme rassérénée par la mort va, comme l’a écrit Hélène Pinet à l’occasion de l’exposition « Le dernier portrait » en 2002, acquérir « au fil des ans une dimension mythique et esthétique qui l’a transformé en objet de décoration et de fantasmes ».
A partir de la fin du XIXe siècle, l’image se diffuse dans toute l’Europe et impressionne, des décennies durant, de nombreux artistes.
L’écrivain Rainer Maria Rilke la découvre à Paris en 1902 et raconte ainsi cette « rencontre » :
« Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune femme noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau et parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait. »
De cette image et de cette légende vont s’emparer Louis Aragon, Vladimir Nabokov et Jules Supervielle qui écrit en 1931 un conte intitulé L’inconnue de la Seine, où l’on suit, au fil de l’eau, les pensées de la jeune morte, laquelle, dit-il, « allait sans savoir que sur son visage brillait un sourire tremblant mais plus résistant qu’un sourire de vivante, toujours à la merci de n’importe quoi ».
Et la science dans tout cela (car après tout, il s’agit d’un blog sur la science) ?
Il faut avoir saisi à quel point le masque de l’inconnue de la Seine est devenue une icône pendant la première moitié du XXe siècle pour continuer l’histoire.
Car même si plus grand monde ne se souvient d’elle aujourd’hui, la morte calme et souriante est passée à la postérité par une voie bien singulière.
Dans les années 1950, le Norvégien Asmund Laerdal, fondateur d’une société de jouets spécialisée dans des poupées réalistes en plastique mou, a l’idée d’utiliser son savoir-faire pour proposer des mannequins aux futurs secouristes apprenant les techniques de réanimation cardio-pulmonaire (bouche à bouche, massage cardiaque externe). Comme l’explique le site Internet de la compagnie, Asmund Laerdal, qui, né en 1914, connaissait le masque de l’inconnue de la Seine, pensa « qu’un mannequin de taille humaine et d’apparence très réaliste permettrait aux élèves d’être davantage motivés pour apprendre les techniques de réanimation. Touché par l’histoire de cette jeune femme décédée à un si jeune âge, il fit modeler un visage à partir du masque mortuaire pour son nouveau mannequin d’enseignement, Resusci Anne. »
Lancée en 1960, Resusci Anne a aujourd’hui plus d’un demi-siècle et, si elle a été modernisée au cours du temps, elle a toujours gardé la même apparence. Il y a comme une triste ironie à se dire que de nombreuses vies ont été sauvées par des secouristes qui se sont entraînés au bouche-à-bouche sur le visage d’une morte. Et c’est aussi de cette manière que l’inconnue de la Seine, à qui on a prêté des dizaines d’histoires d’amour impossible pour expliquer son suicide, est devenue la femme la plus embrassée du monde.