24 novembre 2024
CVR Air France af447

Boite noire CVR © DR

AF447, BEA et Jean Belotti

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Boite noire © DR

Journaliste : Comment analysez-vous le rapport d’étape du 29 juillet du BEA et les réactions aussitôt émises à la suite de sa publication ?
Jean Belotti : Ce rapport, rédigé par des techniciens est destiné uniquement à des « professionnels de l’aéronautique » étant donné que son objectif est bien précisé : « prendre des dispositions afin d’éviter le renouvellement du même accident ». Dès lors qu’il est divulgué, il ne faut donc pas s’étonner que des commentaires des plus fantaisistes soient faits. Donc, aucune surprise, car cette précipitation à commenter les rapports publiés est systématique. Ainsi, certains soupçonnent les enquêteurs “de dédouaner les  industriels pour accabler un équipage” ; d’autres estiment qu’on “oublie les sondes Pitot et que l’on s’oriente de plus en plus vers une erreur de pilotage” ; etc… Or, ces interprétations, voir ces procès d’intention ne sont absolument pas fondés. En effet, ce troisième rapport du BEA est non contestable car, à aucun endroit, il ne porte un jugement ou une critique, mais il récapitule uniquement les constats qui ont été établis, grâce à la lecture complète des enregistreurs de bord. Il s’agit donc bien d’un rapport factuel, ce qui est d’ailleurs toujours précisé dès les premières pages : “Conformément à l’Annexe 13 à la Convention relative à l’aviation civile internationale, et au Règlement
européen 996/2010, l’enquête n’a pas été conduite de façon à établir des fautes ou à évaluer des responsabilités individuelles ou collectives. Son seul objectif est de tirer de cet événement des enseignements susceptibles de prévenir de futurs accidents. En conséquence, l’utilisation de ce rapport à d’autres fins que la prévention pourrait conduire à des interprétations erronées”.

Journaliste : Mais c’est quand même les pilotes qui ont été implicitement visés ?
J.B. : L’équipage n’a peut-être pas fait ce qu’il aurait dû faire, mais il convient de tenir compte du fait que tout s’est passé en quelques secondes et dans un contexte tout à fait exceptionnel : de nuit, dans les turbulences et un effet évident de surprise. Il faut avoir vécu ce type de situation pour savoir combien il est difficile, en quelques secondes, de faire le point de la situation et de trouver la solution salvatrice. Pour le vol concerné, citons également la succession d’informations contradictoires. Une alarme de décrochage qui s’arrête lorsque la vitesse passe en dessous d’un certain seuil, puis lorsque le pilote pousse le manche (mise en descente), elle se déclenche à nouveau, ce qui lui fait croire que son action n’est pas la bonne, et lorsqu’il tire sur le manche (mise en cabré) l’alarme s’arrête ce qui lui fait croire qu’il a bien réagi, alors que l’avion est en train de décrocher. Nul doute qu’un tel contexte, plus que confus, puisse expliquer le désarroi de l’équipage, face à cette situation tout à fait incompréhensible. Bien sûr, on pourra toujours dire que le pilote aux commandes a “tiré sur le manche”, mais il avait probablement une bonne raison de le faire… malheureusement, il ne pourra plus nous la donner ! Il est inimaginable que le pilote puisse ne pas avoir connaissance des manoeuvres de rattrapage d’un décrochage avec récupération de la vitesse. Alors, comme je vous l’ai dit lors de votre interview du mois passé, il n’y a donc pas de comportement fautif de l’équipage au sens
de la justice et j’en ai donné les raisons.

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Journaliste : Alors, quelle est donc la cause de l’accident ?
J.B. : Le BEA, en écrivant : “Il y a eu incohérence entre les vitesses mesurées, vraisemblablement à la suite de l’obstruction des sondes Pitot en environnement de cristaux de glace” confirme donc bien que les sondes Pitot sont l’élément “générateur” de l’accident. Cela étant, ce n’est pas parce que l’un des nombreux systèmes qui équipent un avion tombe en panne, que cela doit conduire à l’accident, car il existe toute une série de procédures pour pallier les pannes. C’est la raison pour laquelle, dans chaque accident, il est systématiquement procédé à l’analyse du comportement de l’équipage, c’est ce qu’a fait le BEA. Quant aux experts judiciaires, certes, il nous diront si le comportement de l’équipage a été ou non conforme aux règles de l’art et dans la négative, ils rechercheront le pourquoi ? Mais leur analyse portera également sur le fonctionnement des autres systèmes, en aval de l’élément générateur, afin d’apporter les réponses aux questions de savoir, entre autres, pourquoi les sondes – qui sont
dégivrées automatiquement – ont fourni une information erronée ? Est-ce que les ordinateurs de bord ont fonctionné normalement ? Ils continueront aussi leurs investigations en recherchant, en amont du vol, l’existence de faits contributifs à la survenance de l’accident. Ainsi, ce n’est qu’à la fin desdits travaux que pourront être localisées d’éventuelles responsabilités techniques qui permettront à la justice de dire le droit.

Journaliste : Précisément, au sujet des faits en amont, le BEA a cité la formation !
J.B. : Alors que depuis des années, j’ai insisté – dans mes différents écrits – sur l’insuffisance des formations dispensées, je constate, enfin, que cette nécessité est avérée. Il reste qu’il ne s’agit pas uniquement de sensibiliser les équipages sur une éventuelle perte d’information de vitesse en altitude, mais également d’aborder la formation dans son ensemble, sujet longuement développé dans mon ouvrage “Les accidents pour mieux comprendre”. Retenons, entre autres : l’existence
d’une bonne culture générale permettant de concevoir des systèmes de relations complexes ; le contenu de la formation de base ; celui des qualifications de type ; la révision de la part du théorique par rapport au pratique ; la mise en situations dégradées afin que les pilotes puissent mettre en oeuvre leurs connaissances et capacités de base – identiques à celles nécessaires sur
les avions « classiques » – ce qui nécessite le recours aux principes fondamentaux du pilotage, lesquels doivent d’autant plus être pris en compte, qu’ils sont de moins en moins utilisés ; la mise en place d’exercices spécifiques et réguliers dédiés au pilotage manuel ; la révision des contenus des examens théoriques ; l’étude scientifique des facteurs humains ; l’élargissement de la
passerelle permettant aux pilotes de l’armée de l’air, ayant une expérience certaine des vols, de continuer leur carrière dans une compagnie d’aviation, sans être obligés de subir toutes les tracasseries bien connues réservées aux nouvelles recrues, je pense à ces bien connus tests psychotechniques infligés aux nouvelles recrues. J’en profite, ici, pour insister sur l’importance de l’ouverture aux pilotes militaires. En effet, alors que de nombreuses compagnies commandent des avions par centaines, les sources actuelles de formation de pilotes professionnels seront, de toute évidence, insuffisantes pour fournir le nombre nécessaire de pilotes qualifiés et expérimentés. En vertu du principe selon lequel “Nécessité fait loi”, les administrations de tutelle recommenceront à délivrer des équivalences à des pilotes sous qualifiés et les compagnies procéderont à de rapides formations internes bien insuffisantes, alors qu’il existe un réservoir important de pilotes militaires expérimentés.

Journaliste : Pensez-vous qu’une telle révision puisse voir le jour ?
J.B. : Une telle profonde révision impliquerait d’importants investissements et des coûts annuels très élevés. Or – indépendamment de la nécessité d’une refonte de plusieurs textes réglementaires qui en résulterait – alors que les compagnies régulières imaginent toutes les solutions pour minimiser leurs coûts et augmenter leur productivité (affectation des équipages en province pour Air France) afin de résister à la concurrence des “low-cost”, seront-elles prêtes à engager de telles dépenses ? En effet, cela ne manquerait pas de réduire les effets bénéfiques enregistrés par ailleurs, risquant ainsi de perdre des parts de marché avec, comme corollaire, une perte de compétitivité et le risque de faillite qui a déjà touché plusieurs des grandes compagnies internationales. Alors, cette refonte de la formation ne sera-t-elle qu’un voeu pieu ? Malheureusement, il est fort
probable que seules des dispositions partielles et très localisées seront prises à court terme. S’il en était autrement, toute la communauté aéronautique et tous les utilisateurs du transport aérien ne pourraient que s’en réjouir. Mais pour ce faire, il faut une prise de conscience générale et la manifestation d’une volonté, aux plus hauts niveaux. Alors, formons le voeu que « la bonne volonté trouve le moyen et l’opportunité » comme l’écrivait Jean-Antoine De Baïf, il y a déjà quatre siècles.

Journaliste : Revenons au vol avec la question de savoir si sans indication de vitesse, il était possible de rétablir la situation ?
J.B. : Sans indication de vitesse, dès lors que le Pilote Automatique (PA) est débrayé, il suffit de prendre l’assiette habituelle du vol en croisière (visible sur l’horizon artificiel ou celui de secours) et d’afficher la poussée correspondant à cette configuration. Je signale que cet exercice, il y a bien longtemps, était pratiqué à Air France en formation initiale et lors des qualifications sur les nouveaux appareils. L’anémomètre (qui donne la vitesse) était caché par l’instructeur et pour les configurations habituelles (montée, croisière et descente) le stagiaire affichait les assiettes et les poussées y afférentes. Lorsque l’instructeur retirait le cache, la vitesse était très sensiblement égale à celle prévue. Qualifié instructeur au Centre National de Saint-Yan, ayant bénévolement assumé cette fonction dans un aéro club de la région parisienne, je n’avais jamais lâché un pilote (autorisation d’un premier vol en solo) sans lui avoir appris à poursuivre son vol sans indication de vitesse. Certes, la référence n’était pas l’horizon artificiel qui n’existait pas sur ces petits avions, mais la position du capot moteur par rapport à la ligne de l’horizon. Cela me remet en mémoire l’aventure survenue à un jeune pilote de l’aéro club. Étant en approche finale, il fut très surpris de voir un avion, plus rapide que le sien, surgir en dessous lui et le dépasser… en lui arrachant son tube Pitot. La catastrophe avait été frôlée. Constatant qu’il n’avait plus l’information de vitesse, il appliqua la procédure qui lui avait été enseignée jusqu’à l’atterrissage qui a parfaitement été réalisé. CQFD.

Journaliste : Autre question concernant le vol. Est-ce que l’absence d’indication de l’incidence a pu contribuer à éviter l’accident ?
J.B. : Cet indicateur a des avantages bien connus des spécialistes, mais les avions d’Air France n’en ont jamais été équipés. Toutes les procédures de vol ayant toujours été établies sans la présence de cet indicateur sur le tableau de bord, la question est donc sans objet. Notez que le BEA n’a d’ailleurs pas fait de recommandation au sujet de cet équipement. Mais, puisque vous avez cité l’incidence, vous avez probablement constaté qu’il existait dans le rapport du BEA d’autres termes (tels que : assiette, trajectoire, pente) sans la connaissance desquels il est impossible de comprendre les commentaires décrivant la dernière phase du vol. Or, je doute fort que, pour un non initié, la signification et les relations entre ces termes soient bien assimilées. Même si je dis que l’incidence est l’angle formé par la trajectoire et l’axe du fuselage ; que la pente est l’angle formé par l’horizontale et la trajectoire ; que l’assiette est l’angle formé par l’horizontale et l’axe du fuselage, je pense que cela n’est pas suffisamment parlant. C’est la raison pour laquelle je vous propose ce petit schéma qui permet de mieux matérialiser, et montre que l’assiette est égale à la pente plus l’incidence et que la pente est égale à l’assiette moins l’incidence. On notera que sur ce schéma, pente, assiette et incidence sont positives. Or, pour en revenir à notre vol, on voit très bien que l’assiette ayant été positive (supérieur à 15 degrés), dès lors que l’incidence est fortement négative (supérieure à 35 degrés) la droite représentant la trajectoire est,
elle aussi, fortement négative (moins 10.000 pieds/minute), ce qui est visible sur le variomètre (qui indique le taux de descente en pieds/minute) et l’altimètre (qui montre la rapidité de la perte d’altitude).

Journaliste : Alors qu’à ce jour, seules existent les recommandations du BEA, est-on sûr quelles seront prises en compte ?
J.B. : L’expérience montre que ces recommandations ne sont pas systématiquement prises en compte par les différents intervenants concernés (administration de tutelle, constructeurs, compagnies,…) car :
– au fur et mesure de l’avancement de l’enquête, différentes autres recommandations ont rendu obsolètes les précédentes ;
– la probabilité de la panne concernée est estimée être voisine de 10-9 (1 sur un milliard), seuil retenu lors des tests de certification des avions et des divers équipements ;
– la recommandation ne concerne qu’un type d’avion ou équipement en fin de carrière ;
– les coûts de la transformation seraient, soit trop élevés, soit conduiraient à la création d’un autre type de risque.
Certes, l’article 9 de la Directive européenne, du 21 novembre 1994, exige que « les Etats membres veillent à ce que les recommandations de sécurité soient dûment prises en considération et, le cas échéant, suivies d’effet ». Mais, reconnaissant qu’il existe très souvent une différence d’interprétation, entre le point de vue de ceux qui formulent les recommandations et ceux qui sont supposés les appliquer, la Directive demande, seulement, que toute recommandation fasse, au moins, l’objet d’une réponse, indiquant, soit les mesures prises, soit la raison pour laquelle cette recommandation ne peut être suivie d’effet.

Journaliste : Une conclusion ?
J.B. : Laissons les enquêteurs et les experts judiciaires – dont les compétences et l’honnêteté intellectuelle ne font aucun doute – continuer leurs travaux dans le calme, et compatissons, dans la dignité et sans polémique, à la douleur des familles des passagers et équipages victimes de ce drame.

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