Questions/ réponse de Jean Belotti
Question : Que pensez-vous du projet Belocopa pour équiper les avions de « sièges éjectables » pour les boites noires ?
Réponse : Vouloir, dans tous les cas, récupérer les boîtes noires d’avions immergés nécessite effectivement de concevoir un système de boîte noire éjectable. C’est ce qui a conduit un consortium de PME provençales (Tethys, Acsa, Isei) de présenter un prototype de dispositif pyrotechnique sophistiqué – autonome en énergie et blindé – capable de créer une ouverture suffisamment large à travers la carlingue pour éjecter une bouée abritant les enregistreurs de vol. Il est même prévu un système de positionnement GPS pour tracer la trajectoire de dérive au gré des vents et des courants et également un émetteur radio pour transmettre précisément sa position. Cette performance, tout à l’honneur de nos ingénieurs a été soutenue par le pôle de compétitivité Pégase et le fond unique interministériel pour 1,6 million d’euros de subvention. Cela étant, la question est de savoir, comme on dit, si “le jeu en vaut la chandelle” ? Pour justifier l’intérêt du marché, il est déclaré que dans les 10 dernières années 14 avions de transport se sont abîmés en mer. Or, ce n’est pas le nombre d’amerrissages qu’il convient de prendre en compte, mais uniquement le nombre de cas où lesdites boîtes noires n’ont pu être récupérées du fait de la profondeur à laquelle elles se trouvaient et le nombre de fois dans l’histoire de l’aviation moderne où des recherches en mer ont dépassé un mois ? Un seul cas connu : celui du vol Rio-Paris. Il est vrai que ces recherches ont nécessité d’énormes investissements dépassant les 30 millions d’euros, qui auraient été évités si le système Belocopa avait déjà été mis en place, lequel n’a, à ce jour, coûté que celui de la subvention initiale de 1,6 millions. Alors, vive Belocopa ! Mais il restera les épreuves de la certification du système. Il aura à subir de très nombreux tests de différentes natures, selon des protocoles très stricts, respectant des normes bien définies, garantissant une large marge de sécurité. À ce sujet, doit être prise en compte le fait que dès que la probabilité de la survenance d’une panne est de 10 -9 (soit une sur un milliard), le risque n’est pas pris en compte. C’est ainsi que, par exemple, pour un quadrimoteur, la panne de deux moteurs d’un même côté, pendant le décollage (alors qu’il a dépassé la vitesse à laquelle le pilote ne peut plus arrêter son avion avant l’extrémité de piste) n’est pas prise en compte. Finalement, il appartiendra aux autorités de dire qu’elle est la probabilité qui sera affectée à la survenance d’un amerrissage dont les boîtes noires seraient tombées à une grande profondeur ? En clair, aussi bien le constructeur que l’Administration de tutelle se poseront la question de savoir quel est le degré d’utilité d’un tel dispositif eu égard au nombre de fois où les boîtes noires n’ont pas pu être retrouvées ?
Question : Dans votre chronique de mai vous avez mis en exergue la haute performance de la sécurité aérienne en Europe et aux Etats-Unis. Peut-on espérer que ce résultat sera également celui de cette année et des prochaines années ?
Réponse : Prudence dans toute prospective et tenir compte de la “loi des séries”. Cela étant admis, jusqu’au 4 avril 2011, n’ont été déplorés que 10 accidents qui ont fait 149 victimes. L’extrapolation sur une année aboutirait à une trentaine d’accidents et 450 victimes, ce qui serait rassurant puisque la moyenne sur les dix dernières années a été de 964 victimes. Mais cette extrapolation n’a aucun sens. En revanche, il convient de noter, comme en 2010, que la quasi-totalité des accidents se sont produits hors Europe et Etats-Unis :
– 138 victimes dans 7 accidents survenus en Russie, Iran, Indonésie, Onduras, Congo ;
– 11 victimes dans 3 accidents survenus en Irlande (6), Canada (1) et Etats-Unis (4).
Question : Les enquêtes après un accident aérien sont-elles les mêmes dans tous les pays ?
Réponse : Deux philosophies peuvent être retenues : En Europe et aux Etats-Unis.
==> En Europe, il existe deux approches juridiques différentes, en matière de procédure pénale : la tradition accusatoire propre aux pays de droit anglo-saxon (Irlande, Grande-Bretagne, Danemark, Hollande,…) et la tradition inquisitoire des pays de droit romain (France, Italie, Espagne, Portugal, Grèce,…).
* Dans les pays anglo-saxons, l’instruction du procès pénal se déroule à l’audience, suivant le principe de la procédure accusatoire. La « Magistrate’s Court » – territorialement compétente – décide la mise en accusation, dans le cadre d’une audience publique. Elle renvoie devant une « Crown Court », qui jugera l’affaire au fond, avec le concours d’un jury populaire. Les infractions sont jugées comme étant majeures ou mineures. C’est le jury cité qui est appelé à prononcer le verdict de culpabilité.
La mise en accusation est décidée au cours d’une audience publique, selon une procédure reposant sur un principe procédural original, celui de l’audition des témoins, par la défense et par l’accusation (« cross-examination »). Cela se déroule sous le contrôle du Juge, qui reste maître d’admettre ou de ne pas admettre les questions posées. Sans entrer dans les détails de ces procédures, nous avons tous eu l’occasion, à travers des films anglo-saxons, de voir la façon dont elles se déroulent.
* Dans les pays de droit romain – comme la France, par exemple – à la suite d’un accident, il existe effectivement deux enquêtes principales :
– L’enquête dite “technique” du “Bureau d’Enquêtes et d’Analyses” (BEA). Elle a pour seul objet de déterminer les circonstances et les causes possibles de l’accident ou de l’incident et, s’il y a lieu, d’établir des recommandations de sécurité, afin d’éviter le renouvellement du même type d’accident sur le même type d’avion.
– Celle de la Justice, dont l’objet est de rechercher la cause certaine et les facteurs contributifs de l’accident, afin de localiser les éventuelles responsabilités. Depuis 2005, ces deux enquêtes sont menées en parfaite coordination et coopération. Ainsi, à la
fin de la période de recherche des éléments de preuves et des analyses, le BEA formule ses recommandations et la Justice dit le droit.
==> Aux Etats-Unis, le système judiciaire américain est caractérisé par un dualisme entre juridictions des Etats et juridictions Fédérales, auquel il faut ajouter la Cour Suprême des Etats- Unis.
En ce qui concerne les enquêtes techniques accidents, deux organismes en sont chargés : la FAA (« Federal Aviation Administration ») et le NTSB (« National Transportation Safety Board ») .
* La FAA est une agence du gouvernement qui a en charge – comme la Direction Générale de l’Aviation Civile en France – l’organisation et le contrôle de toutes les activités aériennes civiles en général. Elle participe aux enquêtes accidents, chaque fois que le NTSB lui en donne délégation (essentiellement pour les accidents de faible gravité, sans décès ou blessure grave) ou sollicite son assistance, mais elle n’intervient pas dans l’établissement de “la cause probable”.
* C’est le NTSB qui diligente les enquêtes d’accidents aériens survenus sur le territoire des Etats- Unis et procède à tout prélèvement de pièces de l’épave, sur le lieu du crash. Il peut procéder à des auditions, faire prêter serment à des témoins et obtenir – par assignation à comparaître ou autre moyen – les dépositions de témoins. Il est autorisé à engager une action civile auprès de la justice (« U.S. Federal District Court »), pour appuyer son assignation, son ordre ou sa notification. Certaines personnes – à l’exclusion des parties civiles et assureurs, qui sont les principaux plaignants susceptibles d’engager une action en responsabilité – étant en mesure d’apporter une assistance aux enquêteurs (transporteur, constructeur,…), peuvent, également, présenter leurs commentaires et avis, au cours d’audiences publiques (« public hearings »). Au cours de ces audiences, les témoins sont appelés à témoigner sous serment. En aucun cas, les parties civiles ne peuvent intervenir dans la procédure, qui reste exclusivement NTSB. Les textes américains, régissant les enquêtes accidents aériens (le « Federal Aviation Act » de 1958 et l »‘Independent Safety Board Act » de 1974) confirment bien que les rapports du NTSB ne peuvent être exploités dans des actions en responsabilité… C’est également le cas du BEA en France. Si, sur le plan de l’enquête technique, le procédé est perçu comme un moyen efficace, il n’en reste pas moins vrai que, seule, la partie « faits » du rapport du NTSB, sert de preuve dans le litige civil ;
qu’il n’y a pas d’implication judiciaire dans cette enquête du NTSB ; que les litiges n’apparaissent donc qu’après la publication du rapport final. À la fin des travaux, après avoir montré quelles étaient les causes probables, le NTSB formule des recommandations, quant à l’amélioration de la sécurité, afin d’éviter la survenance d’un accident similaire. Ce n’est qu’à partir de ce moment là, que le rapport est disponible pour le public et les parties. C’est alors qu’après une « prehearing conférence », de mise au point du programme, il est procédé à l’audience publique, décrite plus haut, à l’issue de laquelle les parties sont invitées à proposer leurs conclusions, puis, une proposition de cause probable et leurs recommandations de sécurité, en vue d’éviter d’autres accidents. L’équipe en charge de l’affaire prépare, alors, un rapport factuel écrit, qui peut être présenté aux parties, pour commentaires (« Technical Review meeting »). Finalement, ladite équipe prépare une analyse des faits recueillis et rédige un rapport final. Soumis à l’ensemble des personnes concernées au cours d’une réunion publique (« public meeting »), après approbation des changements éventuels, il est finalisé et mis à la disposition du public et les recommandations sont envoyées aux organismes concernés. On constate donc qu’en ce qui concerne la finalité dudit rapport, on est dans la même configuration que le BEA en France.
* Mais alors, qu’en est-il du procès en responsabilité ? Le plaignant (personne morale ou physique) peut s’adresser à la Cour de District (« US District Court ») de son choix pour obtenir réparation du dommage subi. Pour ce faire, il devra introduire une action civile en démontrant l’existence d’une négligence et en fixant un montant d’indemnisation du préjudice subi.
* Finalement, le système américain est-il meilleur que le nôtre ? Après une vingtaine d’années d’expertises judiciaires, je ne le pense pas. En effet, l’exploitation stricto sensu du contenu du rapport de l’enquête technique (NTSB ou BEA,…) est une démarche non appropriée à la recherche des responsabilités, car c’est un document ne comportant que des constats. Le doute devant profiter à la sécurité, la prise en compte d’hypothèses probables des causes de l’accident, conduit généralement à la formulation de recommandations. Il est rédigé par et pour des techniciens et non pas pour des hommes de Loi. Or, la justice, quant à elle, ne se contente pas de la probabilité de la réalisation d’un événement, mais exige une certitude dans le lien de cause à effet. Ainsi, la prise en compte, « au premier degré », de ce rapport par la justice, ne peut conduire qu’à des interprétations erronées, pour les deux raisons suivantes :
– Ne pas s’intéresser à un axe de recherche, parce qu’il n’a pas été retenu par l’enquête technique administrative, n’a aucun sens. En effet, s’il n’a pas été retenu, c’est simplement parce que – de toute évidence – la démarche ne pouvait pas conduire à la formulation d’une recommandation. Il en est ainsi chaque fois qu’il s’agit, par exemple, de l’éventualité d’une transgression des règles de l’air, l’organisme chargé de ladite enquête n’ayant pas à rappeler que les règles de l’air doivent être respectées.
– Retenir et privilégier une hypothèse, uniquement parce qu’elle a été retenue par ledit organisme n’a, également, aucun sens. En effet, dans le cadre de sa mission d’améliorer la sécurité, cet organisme peut très bien, après son analyse, recommander l’installation d’un équipement nouveau, la modification d’un équipement déjà en place, etc…, sans que cela puisse être considéré comme étant « la cause proche » (concept américain : « proximate cause ») de l’accident.
En effet, une fois la première phase technique terminée, la cause probable – ou certaine – ayant été décelée, il faut entrer dans une deuxième phase, qui est judiciaire. Elle consiste à remonter en amont de l’accident en procédant à d’autres examens, analyses, auditions, afin de localiser les responsabilités éventuelles. Puis, après le déroulement d’un procès – au cours duquel toutes les parties prenantes peuvent s’exprimer – la justice dira le droit. Force est de constater qu’aux Etats-Unis, la deuxième phase n’existe pas. On comprend alors que les investigations propres à la recherche des responsabilités éventuelles n’ayant pas été faites, le rôle des défenseurs – qui ne peuvent s’appuyer que sur le rapport technique – prend une importance considérable quant aux arguments qu’ils utiliseront et à la stratégie qu’ils mettront en oeuvre pour convaincre les jurés. Ajoutons que dans le cas où il y a suspicion d’une cause criminelle, le NTSB est alors dessaisi au profit de la CIA. Ainsi, le système américain voulant que ce soit “ou l’un ou l’autre” et «jamais les deux en même temps”, il peut être “pénalisant”.
* Finalement, je considère que le système français prévoyant la simultanéité des deux enquêtes techniques (administrative et judiciaire), apparaît donc opérationnellement plus satisfaisant et enregistré avec satisfaction un témoignage rassurant d’un ancien Garde des Sceaux (Mr Robert Badinder) qui avait déclaré – dans une émission télévisée – que les anglo-saxons se rapprochaient de notre système français. Puisse cette prévision se réaliser, dans l’intérêt de la manifestation de la vérité.
Question : Dans une récente chronique vous avez posé la question de savoir comment un gain de productivité de 25 % pourrait être réalisé grâce à l’affectation d’équipages d’Air France en province. D’aucuns estiment que cela ne peut être obtenu que par une augmentation des heures de vol, voire du nombre d’étapes journalières. Alors, ne pensez-vous pas qu’il y a un risque de fatigue qui pourrait être un facteur à prendre en compte pour la sécurité des vols ?
Réponse : Depuis des décennies, j’ai longuement décrit les liens qui existaient entre la fatigue et les accidents aériens. Quasiment chaque année, une enquête révèle que la fatigue a été la cause principale du drame. La FSF (“Flight Safety Fondation”, organisation internationale dont le but est l’amélioration constante de la sécurité du transport aérien) a constaté que le facteur « fatigue » était, de plus en plus souvent, mis en cause à l’occasion d’accidents. Exemples: le « crash » du DC8 à Guantanamo Bay (Cuba) le 18 août 1993, le crash du Boeing 737-200 cargo d’Air Algérie à Coventry (Royaume-Uni) le 21 décembre 1994, celui du Boeing 757 de Cali, etc… Plus récemment, il ya deux ans, la cinquantaine de victimes de l’accident de Colgan Air, survenu aux États-Unis. Si, suite à cet accident, on peut se féliciter de constater que la FAA (“Federal Aviation Administration”) avait rapidement annoncé la nécessité de réviser les règles en matière de fatigue des équipages en s’appuyant sur des preuves scientifiques irréfutables, il n’en est malheureusement pas de même en Europe ! En effet, l’AESA (l’Agence Européenne de la Sécurité Aérienne) – sans tenir compte que 20% des accidents mortels dus à une erreur humaine suite à la fatigue des pilotes (rapport ASRS « Air Safety Reporting System de la NASA) – a proposé des normes de sécurité qui seront bien inférieures à celles proposées par les États-Unis. La seule réaction possible est celle des syndicats. C’est ainsi que l’association des 40.000 pilotes de 38 pays européens, a invité les institutions de l’Union Européenne à mettre les règles de l’AESA en conformité avec les preuves scientifiques bien établies et actuellement disponibles.
Question : Maintenant que les boîtes noires de l’A330 Rio/Paris ont été exploitées, nous dira-t-on, enfin, tout ce quelles révéleront ?
Réponse :Votre question sous-entendant qu’il pourrait y avoir occultation de certaines données, je vous renvoie à ma chronique du mois passé dans laquelle j’ai longuement expliqué les raisons pour lesquelles cela était impossible. En ce qui concerne ces boîtes noires, toutes les opérations d’ouverture, de lecture des données, ont intégralement été filmées et réalisées en présence de plusieurs enquêteurs : allemand du BFU, américain du NTSB, deux anglais de l’AAIB et deux brésiliens, ainsi que celle d’un Officier de Police Judiciaire et d’un expert judiciaire. Vous voilà donc rassuré ! Quant au qualificatif d’“enfin”, c’est effectivement grâce à la persévérance de nos institutions, qu’après 22 mois, les boîtes noires ont été localisées à 3.900 mètres de profondeur, puis
récupérées, ce qui est un exploit technique sans précédent, tout à fait exceptionnel. Quant à ce qu’elles révéleront, prudence en ce qui concerne les bruits qui courent déjà (Air Bus serait hors de cause ; l’avion se serait comporté normalement,… donc faute de l’équipage,…), et attendons patiemment la publication du premier rapport d’étape, lequel devrait être prêt en juillet.