Après l’AF447, c’est Air France elle-même qui traverse le dangereux Pot-au-Noir
Air France-KLM va mal, les Editions Flammarion vont bien. Ainsi peut-on résumer une actualité intense, peu ordinaire, dans laquelle il est difficile de retrouver son chemin. On retient, pour aller à l’essentiel, que le groupe aérien franco-hollandais vient d’annoncer une perte nette de plus d’un milliard et demi d’euros mais estime que le pire est désormais passé. Au même moment survient ce qu’il est convenu d’appeler un coup éditorial, l’arrivée en librairie d’un brûlot de 340 pages, «La Face cachée d’Air France», aux Editions Flammarion. Son auteur est un jeune journaliste ambitieux du Figaro, Fabrice Amedeo, et c’est curieusement Libération qui lui sert de plate-forme de lancement, une pleine première page et les bonnes feuilles en ouverture du journal daté 19 mai. Etonnant, sauf si l’on s’en réfère à un vieil adage, «qui se ressemble s’assemble».
Allons de l’essentiel à l’accessoire. Pierre-Henri Gourgeon, directeur général, et sa fidèle garde rapprochée, ont présenté sans émotion apparente les comptes catastrophiques de l’exercice 2009/2010. Une perte record liée à un recul spectaculaire de chiffre d’affaires (3,7 milliards de moins que l’année précédente), évolution évidemment liée à l’effondrement de la conjoncture. Les mesures correctives, importantes, n’ont pas été suffisantes pour éviter l’hémorragie mais ont sans doute permis d’éviter le pire. Compte tenu, notamment, les «ravages épouvantables» subis par le trafic fret et, côté passagers, le très fort recul de la demande, y compris en classe affaires, habituellement très rentable.
Le sens de la formule de Pierre-Henri Gourgeon est inhabituel et il peut arriver qu’il déroute. Ainsi, il estime que l’annus horribilis 2009 ne se répétera pas et que 2010 s’annonce comme «une année plus classique». Peut-être l’expression fera-telle florès. Le pronostic : une amélioration de résultat net se situant entre 900 millions et un milliard d’euros. «Ne tirons pas de plans sur la comète, évitons les prévisions excessives», s’empresse-t-il d’ajouter.
Air France-KLM, dangereusement secouée pendant la traversée de ce Pot-au-Noir conjoncturel, a accéléré une profonde mutation qui va bien au-delà d’une volonté de réduire davantage les coûts. L’offre commerciale évolue (classes Premium Voyageurs et Economy Comfort), la productivité progresse, les cartes sont redistribuées sur le réseau moyen-courrier, etc. En d’autres termes, les réformes ont continué malgré les turbulences et il n’apparaît pas justifié d’évoquer un quelconque pilotage à vue. Ce que fait pourtant Fabrice Amedeo dans son livre, proche du réquisitoire, selon une formule décidément très en vogue après certains de nos confrères. C’est une bonne manière de se faire rapidement un nom, de valoriser sa signature, cela en appliquant systématiquement la théorie simplissime du verre à moitié vide agrémentée le cas échéant d’un zeste de suspicion.
La situation se complique dangereusement, glisse sur une pente savonneuse et peut devenir incontrôlable quand, à mi-chemin d’une récession peut-être aussi grave que celle de 1929, intervient un accident grave qui fait 228 victimes et, 12 mois plus tard, reste inexpliqué. La pente savonneuse devient alors une plaque de verglas et le risque de terminer contre un platane, en se faisant très mal, devient une probabilité à prendre sérieusement en compte.
Fabrice Amedeo a mené une enquête qui lui a certainement demandé beaucoup d’énergie et ce faisant, il a commencé à comprendre la spécificité de l’industrie des transports aériens. Son exposé est clair, bien construit. Son auteur progresse au fil des pages, il est vite à l’aise dans son sujet puis est victime d’un phénomène de perte de vigilance et passe alors très près du platane qui l’attendait avec impatience. En d’autres termes, il y a comme un petit problème Amedeo, pas vraiment grave mais tout de même très ennuyeux. Peu importe qu’il ait la conviction profonde de déceler une ambiance légèrement décadente de fin de règne dans l’équipe construite par Jean-Cyril Spinetta, président du groupe, et son ami de 30 ans Pierre-Henri Gourgeon, directeur général. Notre confrèreIt, à ce moment du réquisitoire, est à deux doigts de réinventer l’eau chaude. Il oublie, semble-t-il, qu’Air France-KLM est un groupe de 100.000 personnes, peuplé d’hommes et de femmes qui ne regardent pas constamment et ensemble dans la même direction. Il y a des clans, des chapelles, de petits arrangements entre amis, des inimitiés, des ambitions frustrées, des interférences politiques, etc. Il y a ceux qui sont de gauche, que n’aiment pas les autres, qui sont de droite. L’état-major d’Air France aime bien Dominique Strauss-Kahn (exemple choisi au hasard) tandis que de nombreux cadres très supérieurs seraient plutôt des électeurs de l’UMP. C’est en réalité partout pareil et ce clivage n’empêche pas la compagnie ex-nationale de fonctionner, qui plus est de se maintenir dans le peloton de tête du transport aérien mondial.
La pseudo face cachée relève plutôt d’un tout autre sujet, celui de la sécurité. Air France ne serait plus une compagnie suffisamment sûre. L’accusation est grave, même si elle traîne dans son sillage des excuses ou tout au moins des circonstances atténuantes. C’est compliqué, délicat, technique et il n’est d’ailleurs plus possible d’en parler sans risquer de prendre un mauvais coup.
Revenons-y en tentant de nous y prendre autrement. Posons une question à trois clients de la SNCF choisis au hasard devant l’entrée principale de la gare Saint-Lazare, à Paris. Question : préférez-vous le chocolat noir ou le chocolat blanc ? Les deux premiers sondés répondent qu’ils mangent uniquement du chocolat noir, le troisième préfère le blanc. Si, cette opération terminée, vous adressez un communiqué aux médias affirmant que 66% des Français préfèrent le chocolat noir, résultat d’un sondage effectué auprès d’un échantillon représentatif de trois Français, vous irez à coup sûr aux devants de sérieux reproches.
Forts de cet enseignement, étudions à présent le bilan d’Air France en matière de sécurité des vols. Elle a subi un accident grave en 2000 (Concorde), un autre en 2009 (AF447). Deux fois des victimes en un peu moins de 10 ans ? Voici la compagnie «dégradée», jugée trop «dangereuse pour cause de mauvais bilan». Caricatural ? A chacun d’en juger. Entre-temps, il convient de reconnaître que le service de presse des Editions Flammarion est le plus performant de tous. Il vient de rétablir le goût de la lecture au cœur du microcosme aéronautique. Un exploit !
Pierre Sparaco
Source: aeromorning.com