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Le directeur général d’Air France-KLM, Pierre-Henri Gourgeon, qui a porté plainte contre Ryanair, revient sur l’essor du modèle low cost dans le transport aérien.
Alors que la crise touche de plein fouet les grandes compagnies aériennes mondiales, elle fait le bonheur des low costs. Est-ce la fin des majors ?
Il y a en France un problème de concurrence abusive et de règlementation mal adaptée qui n’assure pas une égalité de concurrence. Premier problème, Ryanair. Cette compagnie exerce un chantage insupportable sur les aéroports: « vous payez, ou j’arrête de venir! ». A Pau, la chambre de commerce doit payer 1,44 million d’euros par an à Ryanair pour qu’elle opère quatre vols de plus par semaine. Nous, nous faisons dix vols par jour vers Paris, et d’autres vers Lyon, soit près d’une centaine par semaine, et c’est gratuit! C’est inadmissible. Nous lançons des actions en justice, ils ont dépassé les limites. Nous avons fait une étude, basée sur les rapports des chambres régionales de la cour des comptes: nous estimons qu’en France, Ryanair reçoit 15 euros de subvention par passager. Ou bien c’est légal, et nous voulons la même chose, ou bien ça ne l’est pas, et Ryanair ne doit plus rien recevoir.
Deuxième problème, la réglementation ?
La France autorise une compagnie aérienne à opérer chez elle aux conditions de son pays d’origine. EasyJet, Ryanair, Vueling, font décoller des avions à côté de nous, pour les mêmes destinations. Eux ne paient pas de taxes. Nous oui. Quand Transavia, filiale low cost d’Air France, fait 100 millions d’euros de chiffres d’affaires, elle paie deux millions d’euros de taxes. Ryanair, rien. Quand easyJet fait du Paris-Nice, la différence de charges correspond à 30 à 40 euros par aller/retour et par passager, soit l’écart entre nos prix et ceux d’easyJet. Encore un exemple: nous avons calculé que si nous étions une compagnie néerlandaise, et pas française, nous économiserions 210 millions d’euros de taxes par an et encore plus sur les charges sociales.
Alors pourquoi ne pas faire de low cost vous-même ?
Parce que notre stratégie est orientée vers le long courrier. Notre court et notre moyen courrier sont organisés pour alimenter les deux hubs principaux d’Air France, Roissy-Charles de Gaulle et Amsterdam-Schipol. En Europe, dans un périmètre assez étroit qui correspond, globalement, à 2h de vol, il y a 500 millions de personnes. En comparaison, aux Etats-Unis, nos collègues américains couvrent 250 millions de personnes dans un rayon de 3 à 4h de vol… Donc, ces 500 millions de passagers potentiels, on les ramène vers nos hubs, et ensuite, on les envoie au bout du monde grâce à nos vols long-courriers. Tout est pensé pour remplir au mieux les longs courriers. Les moyens courriers arrivent à Paris et à Amsterdam une heure avant le départ des longs courriers. Pour ceux qui partent vers l’Asie, par exemple, ils vont arriver en début de soirée parce que les vols vers Singapour, Pékin ou Shanghai décollent tard le soir, pour atterrir, avec le décalage horaire, en fin d’après-midi le lendemain. C’est plus confortable pour les passagers. Nous optimisons nos horaires pour nos long-courriers et les moyen-courriers s’adaptent à ces contraintes. C’est sûr, les low costs, elles, font mieux tourner leurs avions moyen-courriers: ils arrivent à n’importe quelle heure de la journée. Et tant pis pour les passagers, qui doivent se plier aux horaires de la compagnie, et pas le contraire.
Donc, vous abandonnez le point à point ?
C’est sûr que dans le cas des passagers qui partent de province et s’arrêtent à Paris, la concurrence des low costs est très dure. Mais, depuis l’automne dernier, nous avons lancé une offensive, qui vise à densifier et à simplifier l’offre, tout en conservant des services adaptés à ce que veulent les clients. Ceux-ci peuvent changer leurs billets, partir plus tôt, plus tard, être pris en charge en cas de grève, de panne, de problème, ou être remboursés s’ils préfèrent. La voilà, notre réponse aux low costs: c’est le value for money .Notre force commerciale, la fidélisation, les contrats d’entreprises… tout ceci est à notre avantage. Les low costs n’ont pas de forces commerciales comme nous. Ils se concentrent sur l’attractivité par le prix.
La partie n’est donc pas perdue ?
Il faut relativiser: le point à point, c’est 25% de notre chiffre d’affaires. Or, regardez ce qui s’est passé aux Etats-Unis : quand Southwest ou JetBlue sont arrivées, elles ont attaqué les majors sur les trois-quarts de leur activité ! Et que voit-on aujourd’hui? Les majors, Delta, Continental, United, ont annulé l’écart. Southwest ne fait plus de croissance, JetBlue à peine.
Comment ont-elles réussi à survivre ?
Elles ont baissé les coûts, baissé les charges, fait payer aux passagers des services gratuits auparavant, bref, elles se sont battues. Et puis, Southwest, créée en 1965, a pris de l’âge. Le personnel, qui n’était pas cher au départ, a pris du galon, de l’ancienneté, et il a fallu payer tout le monde un peu plus. Maintenant, les majors se battent à armes égales. Le low cost n’est pas la mort programmée des grandes compagnies aériennes. Mais celles-ci doivent s’adapter à une nouvelle demande des clients, qui veut du court courrier minimaliste, simple.
Les compagnies régulières ont-elles pratiqué des prix trop élevés, préparant ainsi l’arrivée des low costs ?
C’est vrai que les low costs ont fait bouger les lignes mais vous savez, les prix pratiqués par Air France ne sont pas tous rentables… quand on prend son billet très à l’avance, ils sont très bas. Face aux low costs, nous ne sommes pas toujours les plus chers! Mais, c’est vrai, en moyenne, nos tarifs sont plus élevés. Sauf que nous proposons aussi plus de services : c’est au client de faire son propre ratio qualité/prix, de décider s’il préfère Monoprix à Lidl, Air France à Vueling.
Aux marques de montrer leur puissance ?
C’est le moment ou jamais de le faire, parce que c’est exactement ce qui fait la différence entre elles et les low costs. Une marque vous offre toute une gamme de produits, tout un catalogue, elle vous reconnaît, vous fidélise, vous traite mieux en conséquence. Elle a une force commerciale que les low costs n’ont pas.
Et vous, vous utilisez le low cost ?
Non, pas à titre personnel. Les gens n’ont pas forcément moins d’argent, mais ils font attention. Le rapport à l’argent est désormais différent : les dépenses ostentatoires ne sont plus de mode et sont moins acceptables. Maintenant, on nous dit : je veux un rapport qualité-prix favorable. Quand on possède un objet de valeur, au lieu de le montrer, comme il y a trois ans, on le justifie, on se dit malin, rapiat, attentif aux ventes privées. C’est un nouvel univers.
Source: Challenges.fr