La compagnie pourrait difficilement faire face à une nouvelle tragédie
Techniquement, c'est un stabilisateur de vol. Mais sur les photos prises le 8 juin au large de l'archipel Fernando de Noronha au milieu de l'Atlantique, c'est un débris aux couleurs d'Air France, une pièce de métal soulignée en bleu-blanc-rouge sur une mer grise, le témoignage concret d'un drame invisible et silencieux qui s'est noué au dessus de l'océan et qui se projette tout à coup dans le réel, frappé des trois couleurs.
Le principe de précaution au cœur de la communication
Alors que les équipes de recherche en mer poursuivent leur macabre mission de repêcher les corps d'une partie de victimes du vol AF441 disparu le 1er juin, la reconstitution du scénario de la catastrophe a bien du mal à progresser. Après l'hypothèse du foudroiement avancée avec beaucoup d'imprudence par la direction de la compagnie quelques heures seulement après que l'alerte fut donnée, l'attention se focalise aujourd'hui sur un dysfonctionnement des capteurs de vitesse - les sondes Pitot fixées sur la carlingue. Toutefois, comme l'ont rappelé les responsables des compagnies de l'Association internationale du transport aérien (Iata) réunis à Kuala Lumpur le 8 juin, l'avion Airbus A330-200 exploité commercialement depuis avril 1998 et livré à quelque 340 exemplaires, est un des plus sûrs du moment. Et le constructeur garde leur confiance: si la consigne consiste à prendre des dispositions particulières concernant des capteurs ou d'autres pièces, les responsables des compagnies s'exécuteront. Mais pour l'instant, comme le souligne à chaque intervention le Bureau d'enquêtes et d'analyses (BEA), on en reste au stade des hypothèses.
L'avion disparu totalisait 18.800 heures d'exploitation au cours des 2.500 vols à son actif. Pour Air France qui compte une quinzaine d'A330 dans sa flotte, il présentait bien sûr toutes les garanties de sécurité. Mais pour ne pas être accusée d'immobilisme face au drame, la compagnie a décidé d'accélérer le remplacement des capteurs de vitesse sur ses A330 par d'autres plus récents et moins sensibles au risque de givrage. Y aurait-il donc, de ce côté, une présomption de défaillance? La compagnie s'en défend, invoquant seulement le principe de précaution. En réalité, elle veut surtout montrer à ses passagers comme à ses personnels qu'elle ne transige pas sur la sécurité. Une forme de communication par l'action.
La sécurité et la représentation syndicale des pilotes
Le risque de givre est une donnée constante du vol en altitude. Des procédures existent en cas de givrage des capteurs incriminés, et des situation identiques se sont déjà produites à maintes reprises sans entraîner de catastrophe. Mais des incidents ont déjà été signalés notamment sur un appareil d'Air Caraïbes, entraînant sur décision de la compagnie le changement des capteurs de vitesse de ses A330. Air France elle-même avait engagé un programme identique. Avec la tragédie du vol AF447, les pilotes ont menacé de faire jouer leur droit de retrait, c'est à dire de refuser de prendre les commandes d'un appareil, sur lequel au moins deux des capteurs n'auraient pas été changés. Mais avec des nuances selon les syndicats: le Spaf et Alter, minoritaires, ont préféré se prononcer chacun de leur côté, alors que le SNPL majoritaire tentait d'allier vigilance et apaisement. Pourquoi ne pas avoir choisi de lancer un appel unitaire? Y aurait-il, dans la représentation syndicale des personnels techniques, des luttes d'influence?
Face au drame, les pilotes souhaitent démontrer que leur expérience au service de la sécurité est irremplaçable. Or, on sait que la réforme de la représentation syndicale dans les entreprises contraint les syndicats à obtenir au moins 10% des voix pour négocier des accords, 30% pour en être signataires. Sans un statut particulier reconnaissant que les pilotes forment un collège spécifique dans le groupe, ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour que leurs syndicats accèdent à la représentativité imposée par la loi. Aussi, un préavis de grève a été déposé pour juillet par le SNPL afin de pousser le gouvernement à reconnaître la spécificité du collège des pilotes. S'ils n'obtiennent pas satisfaction, les syndicats de pilote sont condamnés à disparaître.
En plein débat sur la sécurité, les pilotes comptent bien s'imposer comme incontournables et mettre l'opinion publique de leur côté. Ce qui explique des prises de position parfois tranchées, faisant parfois apparaître des divergences entre syndicats dans la radicalité des propos. La direction avait tout intérêt à ne pas laisser gonfler une polémique qui, au final, n'aurait pu que lui nuire auprès de la clientèle. D'où l'accélération du programme de remplacement des capteurs. Le 10 juin, les revendications syndicales concernant les capteurs ont été satisfaites. Les pilotes n'auront pas, cette fois, à mettre leur menace à exécution.
Des ambitions fortes dans un ciel électrique
Le groupe Air France-KLM qui, à la pointe du transport aérien mondial, semblait se déjouer des turbulences auxquelles ses concurrents étaient confrontés, se retrouve lui aussi en situation difficile. Le groupe franco-néerlandais, dont l'Etat français est actionnaire à hauteur de 15,7%, a été créé en 2004 avec ses deux principales filiales Air France et KLM. Avec la crise, ses résultats financiers se sont soldés par une perte nette de 814 millions d'euros au cours du dernier exercice. Et la baisse d'activité dans le transport aérien mondial en 2009, correspondant à une perte de chiffre d'affaires de l'ordre de 9 milliards d'euros pour l'ensemble des 190 compagnies de l'Iata, ne laisse pas entrevoir le bout du tunnel. Pour autant, Air France KLM ne renonce pas à ses ambitions de croissance, comme l'ont montré la prise de participation par Air France de 25% dans Alitalia menacée de disparition, et le renforcement du partenariat établi avec l'américain Delta.
C'est pourquoi, malgré les difficultés économiques et la tragédie du vol AF447, le cours de l'action qui tournait autour de 11 euros avant le 1er juin, se maintient autour de 10 euros malgré la catastrophe. Comme si les investisseurs, à ce stade des investigations, continuaient de faire confiance au groupe aérien et ne craignaient pas, malgré l'image du stabilisateur à la dérive, de désaffection de la clientèle liée à cette catastrophe.
Mais même si la tragédie du Concorde d'Air France il y a près de dix ans est imputable selon l'enquête à une cause extérieure à la compagnie, même si l'Airbus A320 qui s'est écrasé il y a plus de vingt ans au Mont Saint-Odile était aux couleurs d'Air Inter avant qu'Air France ne l'absorbe, et même si Air France n'est plus la même entreprise que celle qui connut d'autres accidents il y a trente ans et plus, la compagnie pourrait difficilement faire face à une nouvelle tragédie à cause de la désaffection de clientèle qui s'en suivrait. Le groupe Air France-KLM est entré, aujourd'hui, dans une phase délicate de pilotage.
Gilles Bridier
Photo: Débris flottant du vol AF447 dans l'Atlantique sud Reuters
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