Le 24 juillet 2014, le vol AH 5017 du MD-83 (ou DC9) de la compagnie espagnole Swiftair assurait la ligne Ouagadougou (Burkina Faso) -Alger pour le compte d’Air Algérie s’est crashé 32 minutes après son décollage.
L’avion avait à son bord 110 passagers, dont 54 Français, et six membres d’équipage. Il n’a eu aucun survivant.
Sur l’enquête concernant cet accident, un rapport d’étape daté du 20 septembre 2014 était passé inaperçu, car bien qu’établi par le BEA, il était diffusé sur un site officiel du Mali. Un de mes amis, ex mécanicien navigant d’Air France me l’a transmis et cela m’a permis de faire une analyse plus élaborée que celle que j’avais faite le 10 avril dernier sur ce Blog. Vous pourrez trouver l’intégralité des 63 pages de ce rapport d’étape à la fin de la présente analyse.
Le 2 avril 2015, le BEA a mis en ligne un communiqué de presse précisant que les avancées significatives des travaux de la commission d’enquêtes ont encouragé le BEA et la commission d’Enquêtes Accidents et Incidents de l’Aviation Civile (Mali), à rendre public l’analyse des faits, sans attendre le rapport final prévu en fin d’année.
Deux autres MD-83 ont été confrontés au même problème, mais les réactions des pilotes ont permis d’éviter le drame.
Les Pilotes
CDB : 47 ans – 14.268h de vol dont 6.161 comme CDB sur ce type d’avion.
OPL : femme de 42 ans – 6.900h de vol dont 6.064 sur ce type d’avion.
L’avion
McDonnell Douglas MD-83, construit en 1996 et exploité par Swiftair (Espagne) – 38.362h de vol – maintenance normale
Moteurs
2 Pratt et Whitney JT8-219
Situation Météo
L’avion avait à passer le Front Intertropical (FIT) situé au Nord du Mali, présent de mai à octobre, caractérisé par beaucoup d’orages dépassant 15.000 mètres.
Le FDR montre que les températures extérieures passent de -16° à -32° durant la montée, sans turbulences significatives. En dessous de -20°, le givrage de l’avion est considéré comme un risque faible, mais peut exister dans les orages ou à proximité, même en ciel clair.
L’avion disposait d’un radar MTO de bord de marque Collins, donnant des échos en couleur.
Les enregistreurs du vol
Les deux enregistreurs de vol du MD-83 de Swiftair ont été récupérés le lendemain de l’accident et remis officiellement le 28 juillet par les autorités du Mali au directeur du BEA, accompagnés par la Gendarmerie française. Les travaux d’ouverture ont débuté immédiatement.
Le FDR (Flight Data Recorder)
Du type Honeywell à mémoire à carte électronique, légèrement endommagé, mais aucun dommage sur la carte. Il contenait 52 heures de données de vol, dont celles du vol accidenté.
Les données sont complètes sauf :
– Incidence
– Position du manche en profondeur
– Position du manche en inclinaison
– Position des palonniers
Le FDR a donné des informations précieuses sur le fonctionnement de l’avion.
L’exploitation des données n’est pas terminée, mais des courbes de données sont disponibles sur le rapport d’étape du 20 septembre 2014 (pages 44 à 50).
Le CVR (Cockpit Voice Recorder)
De type Fairchild à bande magnétique. Considérablement endommagé.
Le boitier a dû être coupé à la cisaille pour accéder au mécanisme qui était extrêmement endommagé par le choc.
La bande magnétique a pu être reconstituée, mais elle inintelligible du fait d’une défaillance du mécanisme d’effacement qui aboutit à la superposition de multiples vols. Quelques messages ont pu être transcrits des liaisons de l’avion avec le Contrôle.
Les réflexions se poursuivent pour tenter de trouver un moyen d’en extraire quelques informations, mais il n’est pas possible de présager du résultat de cette démarche.
La zone d’impact
Cratère de 35m x 11m et 1m de profondeur
Les débris sont répartis sur 420m. Les restes des moteurs montrent qu’ils délivraient de la poussée.
Déroulement du vol
L’avion a décollé à 01h15 (locale et UTC identiques) et monte vers le FL 310.
Durant la montée, il effectue plusieurs altérations de cap pour éviter des zones orageuses et en avertit le contrôle.
A 01h37 : mise en palier à 31.000ft – Pilote Automatique connecté en maintien d’altitude et de cap. Automanette connectée pour le contrôle de la vitesse. La poussée en palier s’établit à 1.92 EPR (rapport de pression entre la sortie du moteur et l’entrée). Le Mach est de 0.775 et la vitesse indiquée de 295kt.
A 01h39 : la vitesse commence à diminuer et le Mach tombe à 0.752
A 01h44 : des fluctuations se manifestent sur l’EPR et le N1 (vitesse de rotation du compresseur exprimée en pourcentage d’une vitesse de référence). L’automanette est déconnectée.
A 01h45 06 : la vitesse est de 203kt et le Mach de 0.561et l’avion commence à descendre. L’assiette de l’avion augmente, atteint 10° et la gouverne de profondeur et le plan horizontal réglable (PHR) augmentent à cabrer. Les EPR et N1 diminuent vers des valeurs de ralenti.
L’avion décroche et s’engage dans un virage à gauche qu’il va maintenir jusqu’à la percussion du sol. On atteint 80° à piquer et 140° d’inclinaison à gauche (l’avion passe donc pratiquement sur le dos).
Les commandes de vol sont à cabrer avec une inclinaison vers la droite. L’avion percute le sol à 364kt, 58° de piqué et 10° d’inclinaison.
Note explicative sur le contrôle de la poussée des moteurs
Dans ce crash, on constate des indications anormales des EPR, qui nécessitent des explications :
La poussée d’un turboréacteur peut être mesurée à l’aide de capteurs placés à l’entrée et à la sortie du moteur mesurant la pression en ces points. Le rapport entre la pression totale de l’air à la sortie du réacteur (PT7) et la pression totale à l’entrée (PT2) est dénommé EPR (Engine Pressure Ratio).La poussée peut aussi être donnée en fonction de la vitesse de rotation de l’ensemble basse pression. Ce paramètre est dénommé N1 est exprimé en pourcentage du régime de référence de rotation du moteur (maximum pratiquement = à 100%).
Le MD-83 est équipé de moteurs PW JT8D. Le contrôle et la commande de la poussée des réacteurs s’effectuent à l’aide du paramètre EPR, qui est le paramètre primaire de pilotage de la poussée.
La poussée peut être commandée manuellement par l’équipage en agissant sur la manette de poussée jusqu’à obtenir l’affichage de la valeur désirée d’EPR, ou par l’auto-manette qui agira automatiquement sur les manettes de poussée pour atteindre la valeur de consigne d’EPR calculée par les automatismes.
Les valeurs d’EPR et de N1 des deux moteurs sont affichées en cockpit sur les instruments de contrôle des moteurs, et il y a, en fonctionnement normal, une correspondance directe entre les variations d’EPR et de N1 lorsque la poussée commandée varie.
Le capteur de pression PT2, situé à l’entrée du moteur, est soumis aux conditions de l’air extérieur. Il peut donc être obstrué par du givre sous certaines conditions météorologiques. Dans ce cas, la valeur mesurée de pression PT2 sera inférieure à la valeur réelle et la valeur mesurée de l’EPR sera donc supérieure à la valeur réelle correspondant à la poussée du moteur.
Pour éviter ce givrage, un système de dégivrage, « Engine Anti-Ice », commandé par l’équipage, prélève de l’air chaud dans le moteur pour réchauffer le capteur et l’entrée d’air du moteur.
Analyse du BEA sur les raisons du crash
Le givrage des capteurs de pression EPR situés à l’entrée des réacteurs s’est manifesté par des fluctuations des EPR, qui ne semblent pas avoir été perçues par les pilotes.
Environ deux minutes après la mise en palier de l’avion à une altitude de 31.000 pieds, des calculs réalisés par le motoriste et validés par l’équipe d’enquête indiquent que la valeur enregistrée de l’EPR, paramètre principal de conduite des moteurs, est devenue erronée sur le moteur droit, puis environ 55 secondes plus tard sur le moteur gauche.
Cette anomalie d’EPR est vraisemblablement le résultat du givrage des capteurs de pression situés sur le cône de nez des moteurs. Si le système de protection contre le givrage des moteurs est activé, ces capteurs de pression sont réchauffés par de l’air chaud.
L’analyse des données disponibles indique que l’équipage n’a vraisemblablement pas activé ces systèmes au cours de la montée et de la croisière.
Du fait du givrage des capteurs de pression, l’information erronée transmise à l’auto-manette conduit cette dernière à limiter la poussée délivrée par les moteurs. Dans ces conditions, la poussée devient insuffisante pour maintenir la vitesse de croisière et l’avion ralentit. Le pilote automatique commande alors une augmentation de l’assiette de l’avion pour maintenir l’altitude malgré cette perte de vitesse.
C’est ainsi qu’à compter de l’apparition de l’erreur de mesure des valeurs d’EPR, la vitesse de l’avion a diminué de 290 à 200 nœuds en 5 minutes et 35 secondes environ et l’incidence a augmenté jusqu’au décrochage de l’avion.
Environ 20 secondes après le début du décrochage de l’avion, le pilote automatique est déconnecté. L’avion part brusquement en roulis à gauche jusqu’à atteindre 140° d’inclinaison, et à piquer jusqu’à 80°.
Les paramètres enregistrés indiquent qu’il n’y a pas eu de manœuvre de récupération du décrochage réalisée par l’équipage. Dans les instants qui ont suivi le décrochage de l’avion, les gouvernes restent braquées à cabrer et en roulis à droite, voulant vraisemblablement contrer le piqué et le virage à gauche de l’avion en décrochage.
Deux événements similaires ont existé
Le BEA décrit deux incidents graves semblables, qui se sont produits sans conséquences graves.
1°) Le 4 juin 2002, l’avion McDonnell Douglas MD-82, assurant le vol Spirit Airlines 970, a connu une perte de puissance des deux moteurs en vol de croisière à une altitude de 33 000 ft, (10 000 m). Les capteurs de pression de la donnée EPR, situés au niveau des entrées d’air des deux moteurs, ont été obstrués par des cristaux de glace, engendrant une indication incorrecte et surestimée de l’EPR. L’équipage a perçu la diminution de vitesse et les signes précurseurs du décrochage juste avant de déconnecter le pilote automatique et de mettre l’avion en descente.
Les pilotes n’avaient pas activé les systèmes de protection contre le givrage des moteurs. Cet événement a eu lieu de jour, hors des nuages. L’événement a fait l’objet d’un rapport d’enquête du NTSB américain.
2°) Le 8 juin 2014, l’avion MD-83 de la compagnie Swiftair qui effectuait un vol de transport de passagers au niveau de vol FL 330, a subi une diminution de la vitesse alors qu’il évoluait de jour au-dessus de la couche nuageuse et que l’auto-manette était engagée. L’équipage a détecté le problème, mis l’avion en descente et activé les systèmes de protection contre le givrage des moteurs. Ils ont ainsi évité le décrochage et poursuivi le vol.
Cet historique ainsi que les données relatives à l’accident du vol AH 5017 ont été partagés avec l’Agence Européenne de la Sécurité Aérienne (AESA) et par son intermédiaire avec les autorités américaines (FAA). Elles devront servir de base à la publication prochaine de mesures correctrices visant à aider les équipages à identifier et faire face à une situation similaire à celle rencontrée lors de cet accident.
Mes commentaires
Bien que se trouvant dans une atmosphère orageuse, de nuit et probablement dans une couche nuageuse ou proche, les pilotes du vol accidenté n’ont pas branché le dégivrage préventif de la mesure de poussée des réacteurs, qui est une précaution incontournable dans ce genre de situation.
On note que le BEA indique que « selon les données disponibles, les pilotes n’ont VRAISEMBLABLEMENT pas activé ce dégivrage ». Ceci laisse penser que ce paramètre ne fait pas partie de ceux enregistrés par le FDR, ce qui est fort possible.
On est donc dans l’incertitude sur l’activation ou non du dégivrage des EPR.
Toutefois, je souscris à l’hypothèse du BEA d’une non activation du dégivrage, négligence qui me semble cohérente avec les faits établis d’EPR fluctuants et la diminution de vitesse de 295 vers 200 nœuds en 5 minutes 35 secondes, que les pilotes n’ont pas perçue. Cette perte de vitesse non corrigée indique un manque d’attention non professionnel à la conduite du vol, peut-être dû en partie à la préoccupation d’éviter les orages en effectuant plusieurs altérations de cap.
Le retour d’expérience a-t-il été réalisé avant cet accident ?
Il faut souligner qu’un des deux cas de givrage semblable de l’EPR s’était produit 5 semaines avant, lors d’un vol de Swiftair, et il faudrait dans l’enquête finale savoir si cet incident grave avait été porté à l’attention des équipages de la compagnie.
Soit parce qu’ils n’en étaient pas informés, soit parce qu’ils les avaient oubliés, les pilotes n’ont pas tenu compte du retour d’expérience des deux incidents graves constatés sur ce type d’avion dans des conditions semblables. Il est effectivement vraisemblable que les pilotes n’ont pas perçu l’approche du décrochage, n’intervenant qu’après son déclenchement, lorsque ce décrochage n’était plus maitrisable (le MD-83 ou DC9 avec sa gouverne de profondeur en haut de la dérive est particulièrement sujet au Deep Stall).
La prise en considération de ce retour d’expérience les aurait incités à mettre l’avion en descente pour accroitre la vitesse et activer le dégivrage.
Pour de plus amples détails, il reste à attendre le rapport final de cette enquête, qui devrait être publié avant la fin de l’année, selon le BEA.
Pour consulter le rapport d’étape du BEA du 20 sept 2014, cliquez droit ci-dessous et clic sur « Ouvrir le lien dans une navigation privée » :
Rapport étape sept 2014